«La pensée pense ce qui la dépasse infiniment»




2010-03-04

tu m'as demandé.

Tu m’as demandé de te laisser un mot alors que j’en ai plusieurs, que j’en ai même trop qui circulent librement et de façon chaotique dans mon esprit. Un mot qui ne veut rien dire ou un mot qui sera voué à se perdre dans le réceptacle triste de ton mutisme. Un mot qui restera planté au sol,- car s’il tombe- , tu ne le rattraperas pas, - car s’il tombe- , tu le laisseras mourir lâchement en le regardant, impuissant, - car s’il tombe- , c’est qu’il n’y aura personne à l’arrivée pour le recevoir. Et surtout personne pour le relancer. Je voudrais te laisser plusieurs mots tendres, des mots sincères, des mots passionnés. Mais je dois les conserver, peut-être même les oublier ou les sublimer, car ils ne me seront pas rendus. Et je ne supporte pas de perdre un mot, - ce mot- , espoir.

Tu m’as demandé de te laisser une note, une note comme on en laisse sur la table de la cuisine, une note comme on rappelle un détail important, une note pour préciser la nature d’une pensée, une note de bas de page, une note de musique peut-être? Je commencerais la mélodie par un -si-, un long -si- strident, légèrement distorsionné, bien grave et frappant la cage sonore avec beaucoup d’écho. Je tiendrais la note et la reprendrais en boucle, à répétition, jusqu’à la douce perte de moi dans le son, jusqu’à cette transe bienveillante, jusqu’à saturation de la pensée dans un concentré de -si-. Et -si- jamais, et -si- non, et -si- tôt, et -si- ce n’est que, et -si- seulement, et -si- tu savais. Et si c’était vrai? Toutes les possibilités du doute fusent en une seule note, une seule, la seule que je sache jouer convenablement, le -si-lence.

Tu m’as demandé de te laisser un message, alors je me questionne sur le genre: un message cryptique et codé, un message mis dans une bouteille et jeté à l’eau pour disparaître et être lu trop tard et par la mauvaise personne, un message comme on en laisse sur le répondeur, un message télégraphique ou un message pour se rappeler, se rappeler à l’existence, se rappeler un -nous-. Je me rappelle le vin, le pain, la communion, l’adultère, la folie, l’absence. Je me rappelle nos mots qui résonnent, qui se répondent, dans l’empressement du retour, je me rappelle ta main, ma main, nos mains, réunies. Je me rappelle chacun de mes doigts dans ta bouche, un à un; je me rappelle l’insoutenable tension, nos corps sur le plancher de la cuisine, nos corps sous les draps. Je me rappelle tes yeux, parfois si doux, et ces mots que je tente d’oublier, car ils me font mal, me serrent le cœur, ces mots qui blessent qu’ils soient vrais ou faux, car ils ne changent rien. Tout est immuable, intact, immaculé. Rien ne bouge. Il n’y a qu’une fuite, qu’une lente décomposition de nous devant laquelle je reste impuissante. Qu’une fuite de toi vers l’extérieur, comme si le désastre t’avait rattrapé, happé dans l’après-coup et enlevé à moi.

L’unique message que je voudrais te laisser est celui de m’épargner. J’ai déjà trop souffert.

Épargne moi comme on ment parfois pour éviter de faire souffrir, épargne moi comme on tue sur le champ plutôt que de laisser mourir à petit feu.

Tu m’as demandé de te laisser un mot, une note, un message, mais je sais que je resterai seule avec mes écrits, et que je ferais mieux d'écrire à la troisième personne.

L'attente d'oubli est lasse et infinie.

Tout m’échappe à présent.