«La pensée pense ce qui la dépasse infiniment»




2010-01-13

il me faudrait.

Il me faudrait posséder un type d’encre particulier, une encre qui pourrait s’effacer à la mesure de son étalement sur la page et qui ne parlerait que par sa lente trace en constante dissolution. Une encre qui me permettrait de fuir infiniment, ou, du moins, qui se déroberait à ta lecture, dans sa dissémination sur la page. Tache d’encre sans contours.

Il me faudrait un papier légèrement usé par le temps, ou encore un papier froissé, que l’on aurait plié et déplié à maintes reprises, ou alors serré si fort dans la paume qu’il s’ouvrirait en autant de plis que ceux qui creusent mes mains. Peau de mots archaïques.

Il me faudrait ce crayon à mine grasse pour construire d’un trait grossier ce pont vers toi. Cette ligne sinueuse qui pâlit à chacun de mes pas fuyants. Mes constructions toujours chambranlantes, en déséquilibre dans leur instable certitude inquiétante. Ce crayon qui tente d’amoindrir cette distance qui nous sépare, cette distance nécessaire à notre existence découpée en trop de morceaux solitaires. Ensemble discontinu de nous.

Il me faudrait ces outils pour nous fabriquer un langage de mots utiles. Un simulacre de discours. De vérité. Il me faudrait ces outils pour nous fixer dans l’avenir. Mais je ne possède que la vie, sans excédent ni charpente. Que l’instant éphémère.

Je me trouve impuissante face à toi, sans encre ni papier, avec comme seul outil mon courage sur fond blanc, ma nudité plaquée sur un mur austère de froid. Prisonnière de cette caverne où je me suis moi-même enfermée.

Je voudrais comprendre pourquoi je reste tête baissée à regarder un sol poussiéreux et froid, encadrée que je suis dans cet espace si petit, si ridiculement petit, que je m’anéantis. Pourquoi me laisses-tu si peu d’espace? Je ne fais que disparaître de jour en jour, et cette toute petite fenêtre qui me renvoyait un peu de lumière se ferme peu à peu. L’espace que tu m’as offert ne me suffit plus, ne peut plus me contenir, et mes grandes ailes de femme préhistorique se meurent de ne pouvoir prendre de l’ampleur. Tu as pris soin d’arracher une à une mes plumes d’intimité en me laissant nue avec ma pauvre chair d’humain. Fragile. Tu m’as regardée dans toute ma vulnérabilité et dans ce miroir tes yeux m’ont été renvoyés. Tes yeux sont ceux du désir. De la chose. De l’objet. Moi : ton offrande.

Il me faudrait faire partie de ton rituel. Il faudrait que ma peau soit peinte en rouge et en noir et que mon sexe soit entièrement rasé. Tu réciterais quelques incantations, quelques formules incompréhensibles qui ne serviraient qu’à alimenter l’ambiance grotesque de la cérémonie. Il faudrait qu’on m’attache les mains et les pieds à un long bâton qui servirait à ma cuisson ultérieure. Moi. Ton sacrifice humain. Il faudrait que tu me baises avant de m’apprêter pour le souper.

Oui, je voudrais te ressentir, comme une broche me transperçant l'abdomen. J’ai cru que j’atteindrais ce qu’il y a de plus humain en toi par la fusion de nos corps. J’ai cru qu’enfin je parviendrais à toucher un peu de ta vulnérabilité. De ton humanité. Mais tu demeures dans le monde immanent des objets, de l’impénétrable et toujours fuyant présent. Et la futilité de l’âme humaine ne t’intéresse pas. Et l’amour ne t’intéresse pas justement parce qu’il est transcendant. L’amour est transcendant parce qu’il est invention, fabrication, construction, mensonge, théologie, et l’amour est tourné vers le futur et s’inscrit dans la durée. Le sexe, beaucoup plus attrayant, existe dans l’immédiat, et véhicule des émotions plus fortes parce qu’insaisissables. Insaisissables, parce que vraies. Je ne sais pourquoi mais je préfère encore être humaine et continuer à inventer, à mentir, à écrire, à rêver. Parce que le monde fascinant des choses, même s’il dure même après la mort de l’homme, n’a de valeur qu’investit par le regard de celui là (l’homme) qui ne l’a pas créé, mais s’est créé lui-même en lui. Alors ici, la notion de temporalité est à double tranchant : le monde des choses perdure dans un présent sans cesse répété, tandis que le monde des hommes se perpétue dans sa continuelle projection dans un avenir à jamais relayé. Dans sa foi immuable. Alors je me demande qu’est-ce qui nous donne un sentiment d’existence : l’intensité chaotique du moment ou la projection dans une construction imaginaire? Pourtant, je reste toujours les mains vides, le présent étant insaisissable et l'avenir peuplé de mensonges...

Il me faudrait créer une connexion, entre toi et moi, entre ce que je suis et ce que je veux être, entre mon désir et mon amour. Mais mon crayon ne fonctionne plus. Ma mine est cassée. Et seules restent ces longues traînées d’encre noire. Illisibles. Et mes mains sont tachées.